Dans la mesure où chaque conscience est solitaire, comment prétendre pouvoir rencontrer l’autre ? C’est toujours d’ailleurs à partir de moi que je vise l’autre. Et lorsque j’aime, je peux penser que ce que j’éprouve de l’autre, à la fin, relève réellement de ma seule conscience ; ce que je nomme l’amour d’un autre ne porte que sur certains vécus de ma conscience ; inexplicablement provoqués, dans la meilleure hypothèse, par une cause occasionnelle que j’appelle l’autre et qu’il n’est pas J.L Marion, Prolégomènes à la charité, l’intentionnalité de l’amour. Donc, dans la passion amoureuse, on peut dire que l’autre est transfiguré, idéalisé, sans toujours posséder lui-même les qualités que je lui prête. Si l’autre me hante, c’est un autre dont j’ai isolé quelques qualités. Si je souhaite la relation fusionnelle avec lui, c’est encore pour lui enlever ce qui en fait un étranger, la partie de lui qui n’est pas de la même nature que la mienne. C’est vouloir l’assimiler, assimiler l’autre. Dans cette perspective, l’amour apparaît comme un songe, une illusion de ma conscience, qui n’envisage la perception que d’elle seule. Cependant, parler de l’amour comme d’un égoïsme à deux, c’est je pense affirmer le caractère définitivement solipsiste de la conscience de l’individu (l'attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l'unique réalité). C’est également méconnaître la possibilité que nous avons d’envisager ce que pense l’autre, son point de vue. A quoi pense-t-il ? Qu’attend-il de moi ? C’est le sens de l’analyse que mène Lévinas lorsqu’il décrit la relation authentique à l’autre comme "face à face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sansmédiation". Ainsi, l’Eros (l’amour et le désir) différerait de la fusion ou de la possession. C’est l’analyse de la paternité qui lui permet de montrer ce à quoi l’autre m’oblige : "Le fait de voir les possibilités de l’autre comme vos propres possibilités, de pouvoir sortir de la clôture de votre identité et de ce qui vous est imparti vers quelque chose qui ne vous est pas imparti et qui cependant est vous- voilà la paternité", d’après Ethique et Infini. Ainsi, l’amour authentique tendrait à l’effacement de soi au profit de l’autre. La figure emblématique de cet état d’amour infini serait le Christ : il finit par donner son corps, sa vie tout entière pour les autres.
Mais, on peut penser que ce précepte de l’effacement de soi au profit de l’autre se fonde, du moins dans l’idéologie chrétienne, sur une idée de l’autre, comme étant mon semblable, malgré sa singularité. Or, non seulement tout amour ne saurait s’assimiler à l’amour universel (quand j’aime l’autre c’est un autre singulier, que j’ai "élu"), mais encore le respecter comme semblable, c’est lui ôter toute altérité, toute différence singulière qui fait que nous l’avons élu lui et personne d’autre, pour l’assimiler au genre humain, sans le distinguer des autres individus. L’effacement de soi s’accompagne d’un effacement de l’autre. C’est pourquoi, l’on ne peut revenir à cette idée d’un amour comme sollicitant à la fois l’amour de soi et l’amour del’autre. Il faut d’abord s’aimer soi-même et s’identifier pour aimer l’autre. Mais cet amour ne saurait s’apparent à l’amour propre (aimer dans l’autre le regard qu’il porte sur nous, forcément valorisant ; ou aimer dans l’autre ce qui l’identifie à nous, qui constituerait une forme de narcissisme). On pourrait donc analyser les maximes : « aime ton prochain comme toi-même », « charité bien ordonnée commence par soi-même » à l’aide de l’enseignement d’Aristote. Son analyse de le philautia (amour de soi) démontre que dans l’amitié authentique, c'est-à-dire à la fois utile, plaisante et vertueuse, l’amour de soi est en même temps amour de l’autre. C’est s’aimer que d’avoir des amis vertueux qui nous permettent l’achèvement de nous-mêmes.
L’amour peut apparaître d’abord comme illusoire rencontre avec l’autre ; la conscience solitaire ne saurait viser l’autre que comme objet. Mais c’est négliger le fait que l’on puisse adopter le point de vue d’autrui, ne serait-ce que dans le dialogue, et que l’autre, parce que je suis sentimentalement attaché à lui, m’oblige à envisager son intérêt. Cependant, un tel altruisme, à moins de prendre la forme de celle du christ, du sacrifice de soi, renvoie toujours à l’individu lui-même. Encore faut-il distinguer en lui, ce qui révèle du narcissisme et du véritable amour de soi : dans certaines formes d’amour, l’autre que j’aime peut me donner l’occasion d’aimer la meilleure part de moi-même.
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emosewa
Je vous remercie énormément Ce commentaire correspondrait mieux au sujet "Dans tout amour, n’aime-t-on jamais que soi-même ?" mais le lien est présent entre lesd 2 sujets. Merci encore.
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Bonsoir,Dans la mesure où chaque conscience est solitaire, comment prétendre pouvoir rencontrer l’autre ? C’est toujours d’ailleurs à partir de moi que je vise l’autre. Et lorsque j’aime, je peux penser que ce que j’éprouve de l’autre, à la fin, relève réellement de ma seule conscience ; ce que je nomme l’amour d’un autre ne porte que sur certains vécus de ma conscience ; inexplicablement provoqués, dans la meilleure hypothèse, par une cause occasionnelle que j’appelle l’autre et qu’il n’est pas J.L Marion, Prolégomènes à la charité, l’intentionnalité de l’amour.
Donc, dans la passion amoureuse, on peut dire que l’autre est transfiguré, idéalisé, sans toujours posséder lui-même les qualités que je lui prête. Si l’autre me hante, c’est un autre dont j’ai isolé quelques qualités. Si je souhaite la relation fusionnelle avec lui, c’est encore pour lui enlever ce qui en fait un étranger, la partie de lui qui n’est pas de la même nature que la mienne. C’est vouloir l’assimiler, assimiler l’autre.
Dans cette perspective, l’amour apparaît comme un songe, une illusion de ma conscience, qui n’envisage la perception que d’elle seule.
Cependant, parler de l’amour comme d’un égoïsme à deux, c’est je pense affirmer le caractère définitivement solipsiste de la conscience de l’individu (l'attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l'unique réalité). C’est également méconnaître la possibilité que nous avons d’envisager ce que pense l’autre, son point de vue. A quoi pense-t-il ? Qu’attend-il de moi ? C’est le sens de l’analyse que mène Lévinas lorsqu’il décrit la relation authentique à l’autre comme "face à face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sansmédiation". Ainsi, l’Eros (l’amour et le désir) différerait de la fusion ou de la possession. C’est l’analyse de la paternité qui lui permet de montrer ce à quoi l’autre m’oblige : "Le fait de voir les possibilités de l’autre comme vos propres possibilités, de pouvoir sortir de la clôture de votre identité et de ce qui vous est imparti vers quelque chose qui ne vous est pas imparti et qui cependant est vous- voilà la paternité", d’après Ethique et Infini.
Ainsi, l’amour authentique tendrait à l’effacement de soi au profit de l’autre. La figure emblématique de cet état d’amour infini serait le Christ : il finit par donner son corps, sa vie tout entière pour les autres.
Mais, on peut penser que ce précepte de l’effacement de soi au profit de l’autre se fonde, du moins dans l’idéologie chrétienne, sur une idée de l’autre, comme étant mon semblable, malgré sa singularité. Or, non seulement tout amour ne saurait s’assimiler à l’amour universel (quand j’aime l’autre c’est un autre singulier, que j’ai "élu"), mais encore le respecter comme semblable, c’est lui ôter toute altérité, toute différence singulière qui fait que nous l’avons élu lui et personne d’autre, pour l’assimiler au genre humain, sans le distinguer des autres individus. L’effacement de soi s’accompagne d’un effacement de l’autre. C’est pourquoi, l’on ne peut revenir à cette idée d’un amour comme sollicitant à la fois l’amour de soi et l’amour del’autre. Il faut d’abord s’aimer soi-même et s’identifier pour aimer l’autre. Mais cet amour ne saurait s’apparent à l’amour propre (aimer dans l’autre le regard qu’il porte sur nous, forcément valorisant ; ou aimer dans l’autre ce qui l’identifie à nous, qui constituerait une forme de narcissisme). On pourrait donc analyser les maximes : « aime ton prochain comme toi-même », « charité bien ordonnée commence par soi-même » à l’aide de l’enseignement d’Aristote. Son analyse de le philautia (amour de soi) démontre que dans l’amitié authentique, c'est-à-dire à la fois utile, plaisante et vertueuse, l’amour de soi est en même temps amour de l’autre. C’est s’aimer que d’avoir des amis vertueux qui nous permettent l’achèvement de nous-mêmes.
L’amour peut apparaître d’abord comme illusoire rencontre avec l’autre ; la conscience solitaire ne saurait viser l’autre que comme objet. Mais c’est négliger le fait que l’on puisse adopter le point de vue d’autrui, ne serait-ce que dans le dialogue, et que l’autre, parce que je suis sentimentalement attaché à lui, m’oblige à envisager son intérêt. Cependant, un tel altruisme, à moins de prendre la forme de celle du christ, du sacrifice de soi, renvoie toujours à l’individu lui-même. Encore faut-il distinguer en lui, ce qui révèle du narcissisme et du véritable amour de soi : dans certaines formes d’amour, l’autre que j’aime peut me donner l’occasion d’aimer la meilleure part de moi-même.