I. L'œil du moraliste : des portraits sans concession
À travers ces portraits, mais aussi grâce aux autres sortes de « remarques », selon le terme employé par La Bruyère pour qualifier son texte (préface), c'est un portrait d'ensemble de la société du xviie siècle que brosse l'auteur, ménageant contrastes, parallèles et gradations. Ainsi croque-t-il les « partisans » dans le livre vi (« Des biens de fortune »), les « courtisans » dans le livre viii (« De la cour »), les « grands », princes et autres gens de haute naissance dans le livre ix (« Des grands »). Aux contrastes sociaux s'ajoutent et se mêlent des contrastes géographiques, comme ceux entre la ville et la campagne ou entre la ville et la cour.
La Bruyère immortalise à la fois les évolutions de son siècle, comme l'ascension des gens fortunés au détriment de la noblesse (livre vi), et des traits caractéristiques de son époque, qu'il s'agisse de modes comme les bains des quais Saint-Bernard (remarque 2, livre vii), de coutumes comme celle des jeunes mariées recevant leurs visiteurs sur leur lit durant les trois premiers jours de leur mariage (remarque 19, livre vii) ou d'habitus comme la versatilité de la louange et du blâme (remarque 32, livre viii). La Bruyère fixe ainsi des traits pour mieux les infléchir.
II. Un livre pour instruire et corriger
La mise en scène de la dualité des apparences
La Bruyère exprime clairement son projet d'écriture dans la préface de son livre : « [le public] peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger » ; « on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction ». Aussi l'auteur signale-t-il la dualité des apparences pour mieux faire comprendre à son lecteur ce qui se joue en coulisses. L'image répandue du theatrum mundi (« le théâtre du monde ») revient en effet à plusieurs reprises, comme avec la remarque 25 du livre vi sur les cuisines. Mais la dualité des apparences peut également être épinglée à travers un caractère, comme celui de Théodote, comédien-né (remarque 61, livre viii), ou à travers un discours dont La Bruyère explicite avec humour les sous-entendus, comme s'il traduisait une langue étrangère (remarque 37, livre ix). En dénonçant mensonge et hypocrisie, La Bruyère entend amener son lecteur à un plus haut degré de lucidité.
La présence du je
L'instruction que La Bruyère souhaite dispenser à son lecteur se lit aussi dans la manifestation constante au fil des pages d'un je. Sa présence peut surprendre dans un livre où l'expression de « remarques » générales tendrait à effacer (ou tout du moins à minorer) l'expression d'une subjectivité. Mais la présence de ce je joue en réalité un rôle primordial dans le dessein d'instruction affiché par La Bruyère, en faisant partager au lecteur la singularité d'une expérience, c'est-à-dire en légitimant le général par le particulier. Autrement dit encore, la présence du je légitime l'emploi du on, comme dans l'enchaînement des remarques 49 et 50 du livre v : la remarque 49 fait le récit à la première personne du singulier de la découverte d'une « petite ville » tandis que la remarque 50, par l'emploi du on et de tournures indéfinies, fixe les traits caractéristiques des « petites villes ». Mais outre l'emploi du je et du on, on trouve aussi souvent celui du vous dans Les Caractères — là encore, non sans raison.
III. De l'art de manier la langue : démonstration et traité implicite ?
Variété et variation : le choix d'une esthétique proche de la conversation
La variété et l'art de la variation déployés dans Les Caractères ont souvent retenu l'attention des critiques littéraires, qui ont mis en avant les contrastes marqués entre les différentes « remarques » qui composent cette œuvre, allant de la simple « pointe » exprimée en une ou deux lignes au portrait développé sur plusieurs pages. Sans doute faut-il voir dans la variation des formes d'expression et la variété des sujets traités un choix esthétique qui rapproche Les Caractères d'une conversation mondaine. La Bruyère s'ingénie en effet à ne pas lasser son lecteur, qu'il implique directement, presque comme un interlocuteur. De fait, le dire semble bien souvent le modèle de l'écrire, comme le donne à penser la remarque 78 du livre v : « Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire. »
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I. L'œil du moraliste : des portraits sans concession
À travers ces portraits, mais aussi grâce aux autres sortes de « remarques », selon le terme employé par La Bruyère pour qualifier son texte (préface), c'est un portrait d'ensemble de la société du xviie siècle que brosse l'auteur, ménageant contrastes, parallèles et gradations. Ainsi croque-t-il les « partisans » dans le livre vi (« Des biens de fortune »), les « courtisans » dans le livre viii (« De la cour »), les « grands », princes et autres gens de haute naissance dans le livre ix (« Des grands »). Aux contrastes sociaux s'ajoutent et se mêlent des contrastes géographiques, comme ceux entre la ville et la campagne ou entre la ville et la cour.
La Bruyère immortalise à la fois les évolutions de son siècle, comme l'ascension des gens fortunés au détriment de la noblesse (livre vi), et des traits caractéristiques de son époque, qu'il s'agisse de modes comme les bains des quais Saint-Bernard (remarque 2, livre vii), de coutumes comme celle des jeunes mariées recevant leurs visiteurs sur leur lit durant les trois premiers jours de leur mariage (remarque 19, livre vii) ou d'habitus comme la versatilité de la louange et du blâme (remarque 32, livre viii). La Bruyère fixe ainsi des traits pour mieux les infléchir.
II. Un livre pour instruire et corriger
La mise en scène de la dualité des apparences
La Bruyère exprime clairement son projet d'écriture dans la préface de son livre : « [le public] peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s'en corriger » ; « on ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction ». Aussi l'auteur signale-t-il la dualité des apparences pour mieux faire comprendre à son lecteur ce qui se joue en coulisses. L'image répandue du theatrum mundi (« le théâtre du monde ») revient en effet à plusieurs reprises, comme avec la remarque 25 du livre vi sur les cuisines. Mais la dualité des apparences peut également être épinglée à travers un caractère, comme celui de Théodote, comédien-né (remarque 61, livre viii), ou à travers un discours dont La Bruyère explicite avec humour les sous-entendus, comme s'il traduisait une langue étrangère (remarque 37, livre ix). En dénonçant mensonge et hypocrisie, La Bruyère entend amener son lecteur à un plus haut degré de lucidité.
La présence du je
L'instruction que La Bruyère souhaite dispenser à son lecteur se lit aussi dans la manifestation constante au fil des pages d'un je. Sa présence peut surprendre dans un livre où l'expression de « remarques » générales tendrait à effacer (ou tout du moins à minorer) l'expression d'une subjectivité. Mais la présence de ce je joue en réalité un rôle primordial dans le dessein d'instruction affiché par La Bruyère, en faisant partager au lecteur la singularité d'une expérience, c'est-à-dire en légitimant le général par le particulier. Autrement dit encore, la présence du je légitime l'emploi du on, comme dans l'enchaînement des remarques 49 et 50 du livre v : la remarque 49 fait le récit à la première personne du singulier de la découverte d'une « petite ville » tandis que la remarque 50, par l'emploi du on et de tournures indéfinies, fixe les traits caractéristiques des « petites villes ». Mais outre l'emploi du je et du on, on trouve aussi souvent celui du vous dans Les Caractères — là encore, non sans raison.
III. De l'art de manier la langue : démonstration et traité implicite ?
Variété et variation : le choix d'une esthétique proche de la conversation
La variété et l'art de la variation déployés dans Les Caractères ont souvent retenu l'attention des critiques littéraires, qui ont mis en avant les contrastes marqués entre les différentes « remarques » qui composent cette œuvre, allant de la simple « pointe » exprimée en une ou deux lignes au portrait développé sur plusieurs pages. Sans doute faut-il voir dans la variation des formes d'expression et la variété des sujets traités un choix esthétique qui rapproche Les Caractères d'une conversation mondaine. La Bruyère s'ingénie en effet à ne pas lasser son lecteur, qu'il implique directement, presque comme un interlocuteur. De fait, le dire semble bien souvent le modèle de l'écrire, comme le donne à penser la remarque 78 du livre v : « Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire. »