Wang-Fô et Ling son disciple embarquèrent sur des wasens car Wang-Fô était las de cette ville où les visages n’avaient plus à lui apprendre aucun secret de laideur ou de beauté. Mais bientôt les longues barques japonaises oscillaient entre les vagues couvertes d’écume et la houle tellement haute qu’elle accrochait les nuages et rivalisait de taille avec le mont Fuji, ce mont Fuji que Wang-Fô admirait en plissant les yeux tandis que son disciple Ling effrayé par la tempête pleurait des larmes de sel. A bord même les plus aguerris des marins n’osaient plus bouger et en un dernier recours se mettaient à prier. Devant ces visages larmoyants aveuglés par le sel marin venu des entrailles de la mer mouvementée, Wang-Fô sortit ses rouleaux de papiers de riz et commença à peindre. A l’aide de son pinceau gorgé d’encre, il traça des vagues déferlantes et les moutons d’écume, calmement, au milieu du chaos, à la grande stupéfaction de Ling qui voyait sa dernière heure venir. Sous le pinceau du vieux peintre au visage ridé par le soleil et à la peau couverte d’une légère bruine apparu peut à peu un paysage glacial et des vagues figées en plein élan par le froid polaire. Absorbé par la peinture de son maître, Ling ne remarqua pas que l’air se rafraichissait. Les hommes frissonnèrent dans un même mouvement et Ling se blottit contre Wang-Fô. Glacé jusqu’à la moelle, les joues brulées par le froid mordant, il oublia la tempête et s’assoupit, épuiser par les violentes émotions. Le lendemain, aux lueurs de l’aube, Ling se réveilla cerné par une épaisse couche de neige rosie par les rayons de soleil. Assis près de la gondole, Wang-Fô buvait du thé d’aubépine dans une tasse de porcelaine presque translucide d’où s’échappait une fumée opaque. Le sifflement d’un rossignol perché sur une branche de prunier dépouillé de toutes feuilles rajouta plus encore d’harmonie au paysage. Et Ling émerveillé, des étoiles du firmament dans le regard, rejoignit son maître. Wang-Fô déclara : « Je pense continuer vers le sud, là-bas je pourrai peindre les cerisiers en fleurs et les ibis rouges volant en rond dans la toile du ciel éclairé par les morceaux de lune et les éclats d’étoiles telle une multitude de lucioles dans la nuit chaude. » Ling hocha de la tête et prit avec une extrême délicatesse le sac du vieux peintre débordant de pots de laque et d’encre, de rouleaux de papier de riz et d’esquisses du Maître. Puis ils se mirent en route pour un pays dont personne ne connaissait le nom. Et pour tous, il ne s’agissait que d’un fou et de son fils qui partaient sans un regret ni adieu dans un monde imaginaire que seuls eux connaissaient.
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